Mercoledì, 28 Ottobre 2015 21:41

Le Père de qui toute paternité tire son nom (Olivier Clément)

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L'homme qui n'a pas connu une véritable présence paternelle a quelque mal à comprendre la transcendance du Dieu personnel.

Le christianisme comme révélation du Père

Jésus est venu nous révéler Dieu comme Père, un mot dans lequel il y a non seulement origine mais tendresse. Non pas un « géniteur divin, comme les (Baals) cananéens dont le rut fécondait la nature, dieux de la biologie qu'on adorait dans la prostitution sacrée, dans le paroxysme de l'instant erotique où la personne s'abolit, où le partenaire n'a plus de visage (et c'est pourquoi, dans l'Ancien Testament, le nom de Père est un nom parmi d'autres, comme timidement avancé). Non pas « géniteur » charnel donc mais abba, le père qui protège, porte, guide, fait grandir spirituellement son enfant par un amour fidèle, désintéressé, le père auquel on s'adresse dans la simplicité de la confiance et de l'abandon. Car la meilleure traduction du mot abba serait sans doute « papa », qu'il nous faut oser prononcer non dans l'usure d'une chrétienté qui s'est fait un dieu débonnaire, mais au cœur même de la crainte et du tremblement que suscitait pour Israël la distance vertigineuse du Dieu vivant. On mesure alors l'ampleur de la révélation, comme si le Dieu inaccessible, en Christ, nous révélait son secret, se rendait proche et participable. De sorte que les théologiens de l'Église ancienne aimaient dire que le nom de Père est supérieur à celui de Dieu...
Dans la vie prodigieuse qui se découvre ainsi au cœur de l'abîme divin, le Père se profère soi-même dans son Verbe. Entre eux, l'identité est entière et pourtant s'inscrit la différence qui permet l'amour. « Personne ne connaît le Fils si ce n'est le Père, et personne ne connaît le Père, si ce n'est le Fils » (Mat. 11,27). Et sans cesse le Christ s'identifie avec le Père, souligne leur unité d'être, de vie, de volonté : « Le Père aime le Fils et il a tout remis dans sa main » (Jean 3,35). « Le Fils ne peut rien faire de lui-même, mais seulement ce qu'il voit faire au Père [...]. Le Père en effet aime le Fils et lui montre tout ce qu'il fait » (Jean 5,19-20). « Je ne cherche pas ma propre volonté, mais la volonté de celui qui m'a envoyé » (Jean 5,30). « Ce que m'a enseigné le Père, c'est cela que je dis » (8,28). Et tout culmine dans les grandes affirmations johanniques : « Je suis dans le Père et le Père est en moi » (14,11), « Moi et le Père nous sommes un » (10,30). Jean a compris que Jésus est le Fils bien-aimé, Dieu en Dieu, « un Dieu, Fils unique dans (ou plutôt : vers) le sein du Père » (1,18). Le Père enveloppe le Fils de son amour, il le fait reposer dans cet amour...
Or le Père se révèle non seulement dans le Fils mais encore dans l'Esprit Saint. L'amour dans lequel le Père fait reposer son Fils s'exprime dans l'Esprit. Comme le remarque le père Le Guillou dans son Mystère du Père, cette demeure dans l'amour est « le sein du Père » et donc comme le mystère maternel en Dieu. La Bible exprime souvent la tendresse divine par un mot qui renvoie aux « entrailles de miséricorde » d'une mère, à sa sensibilité « utérine » pour ses enfants, « comme l'enfant que sa mère console, moi aussi je vous consolerai » (Is 66,13). « Par sa mystérieuse divinité, il est Père, écrivait de Dieu Clément d'Alexandrie. Mais la tendresse le fait devenir mère. Le Père se féminise en aimant. Nous en voyons la meilleure preuve en ce Fils qu'il enfante de son propre sein » (Quel riche peut être sauvé ? paragraphe 37). Au-delà de toute symbolique sexuelle, le mystère du Père signifie que « Dieu est amour » (1 Jean 4,16).
Et la création n'est rien d'autre qu'une expansion de cet amour. Dieu nous crée par son Fils afin que nous trouvions en lui notre propre filiation. Il nous anime de son Souffle. Et puisque nous nous sommes éloignés de lui, puisque nous nous sommes enfermés dans une « vie morte », il vient lui-même nous chercher en son Fils pour répandre sur nous son Esprit. À Gethsémani, au Golgotha, le Père souffre mystérieusement avec son Fils, comme l'a souligné Origène : non dans sa divinité certes, mais dans sa personne unie par un amour total à celle du Fils. Le sacrifice de Jésus est un sacrifice de réintégration, de retour de l'homme à son Dieu. Sacrifice joyeux, rendu tragique par l'opacité des hommes dont Jésus récapitule la destinée. « Pourquoi le sang du Fils unique serait-il agréable au Père qui n'a pas voulu accepter Isaac offert en holocauste par Abraham ? » demandait saint Grégoire de Nazianze. « N'est-il pas évident que le Père accepte le sacrifice non parce qu'il l'exige ou en éprouve quelque besoin, mais pour réaliser son dessein : il fallait que l'humanité fût sanctifiée dans le Dieu-homme, il fallait qu'il nous rappelât vers lui par son Fils... » (Or. 45, Sur Pâques).
Désormais, dans le corps sacramentel du Christ, nous devenons fils dans le Fils, nous entrons dans la grande circulation d'amour de la Trinité. « Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu'ils soient en nous eux aussi » (Jean 17,21 ). « À tous ceux qui l'accueillent [le Christ], donne le pouvoir de devenir enfants de Dieu. » (Jean 1,12). C'est l'Esprit Saint qui, nous intégrant au Christ, nous fait naître « maternellement », ecclésialement, comme fils : « Tous ceux qui sont conduits par l'Esprit de Dieu sont fils de Dieu [...] car vous avez reçu un Esprit d'adoption, en qui nous disons : abba, Père » (Rom 8,14-16). Jésus, en nous faisant prier avec lui, en lui, le « Notre Père », nous a donné le droit de dire abba comme lui, nous a fait déceler dans la Source abyssale de la divinité une présence, une tendresse paternelles. Nous parlons ainsi au Père par le Fils : confiance enfantine qui nous ouvre la demeure dans l'amour, ce Royaume qu'une très ancienne variante du Notre Père identifie à l'Esprit. « En vérité, je vous le dis, si vous ne devenez comme de petits enfants, vous ne pourrez entrer dans le Royaume... » (Luc 18,17).

La paternité spirituelle

« Je fléchis le genou, écrit Paul, devant le Père de qui tire son nom toute paternité dans les cieux et sur la terre. » (Éph. 3,14-15). Toute l'histoire humaine, depuis l'Incarnation, pourrait s'écrire comme l'histoire de la paternité, de ses accomplissements, de ses caricatures, des révoltes suscitées par celle-ci jusqu'à la soit-disant « mort du père » de notre époque (mais c'était déjà hier...).
Les plus hauts accomplissements de la paternité ont été et restent ceux de la « paternité spirituelle ». Ils n'ont jamais cessé dans l'Église, en Occident comme en Orient. Il n'est guère d'homme de vie profonde dont le destin n'ait été fécondé, longuement ou brièvement, par une telle paternité.
Est père, dans ce sens, celui qui devient lui-même un « spirituel », celui qui par une longue ascèse, s'ouvre aux énergies de l'Esprit jaillissant du Christ mort et ressuscité. L'Esprit fait entrer cet homme dans la joie de la filiation éternelle, il l'a inséré dans le dessein d'adoption du Père. L'homme alors est l'image de Dieu non seulement comme image du Fils mais bien comme celle du Père : dispensateur, comme celui-ci, de l'Esprit qui libère et vivifie. Cette ouverture à la tendresse originelle exige une désappropriation crucifiante de soi, l'acquisition de Y humble amour qui arrache les masques, dissout les personnages névrotiques, brise la pierre du cœur, met l'homme en un permanent « état de prière », de sorte qu'il reçoit de Dieu la révélation du prochain, le « discernement des esprits ». Le père spirituel est d'abord une présence, un rayonnement, une inspiration, un exemple : « Sois pour eux un modèle, non un législateur », disait à son disciple devenu spirituellement adulte un Père du désert. Le père spirituel n'impose pas une supériorité ; il témoigne d'une avance qui s'exprime par un plus grand amour, une plus grande humilité. Il peut diagnostiquer l'illusion, débrider un abcès secret, éveiller ou consoler, faire sentir la tendresse paternelle et maternelle de Dieu. Il suffit parfois d'une « parole de vie » qui fait énigme. Voire d'une certaine qualité du silence. Parfois aussi le « père » demande à son « fils » de se remettre à lui avec une confiance totale : alors il prend sur lui les péchés de son disciple, tout en le faisant mûrir moins par un volontarisme tendu que par l'éveil du cœur. Le but est toujours de libération : le père s'efface, le fils à son tour devient père. « Abba Moïse, raconte une histoire du Désert, dit un jour au jeune frère Zacharie : "À toi de me dire ce que je dois faire". À ces mots, Zacharie se jeta aux pieds du vieillard et dit : "C'est à moi que tu te remets, Père ?" Le vieillard lui répondit : "Crois-moi, Zacharie, mon fils, j'ai vu l'Esprit Saint descendre sur toi et, désormais, c'est moi qui dois t'interroger". »
La paternité spirituelle est un charisme proprement personnel. Mais il importe qu'elle rejoigne, le plus souvent possible, le charisme institutionnel de l'évêque et du prêtre. Ignace d'Antioche, au début du IIe siècle, disait tantôt de l'évêque qu'il est l'image du Christ, tantôt celle du Père. L'évêque, le prêtre, sont appelés à devenir les prophètes du dessein de Dieu, celui de l'adoption filiale, ils sont les porteurs d'une paternité sacrificielle et libératrice qui témoigne du « mystère du Père ».

Réinventer la paternité

Il serait trop long d'analyser ici le refus du père qui caractérise la modernité et dénonce dans toute structure « verticale » une inévitable oppression. Il est probable que l'expérience historique ambiguë de la chrétienté y est pour beaucoup. Je pense à la conception juridique de la rédemption développée par Anselme de Cantorbéry et dont il semblait résulter, du moins dans la sensibilité commune, que le Père avait besoin de la torture et de la mort de son Fils pour satisfaire à son courroux. Il y a là retour de conceptions archaïques que René Girard, depuis La violence et le sacré, n'a cessé de « déconstruire », à la lumière justement de la pleine révélation évangélique. À cette conception où le Père devient comme le meurtrier du Fils s'est ajoutée la contamination de l'autorité ecclésiale par le pouvoir temporel, qu'il soit impérial ou féodal. Cependant que de lourdes traditions patriarcales continuaient de peser sur la famille. Meurtre symbolique du Fils, cléricalisme castrateur, aveugle rigueur patriarcale ont provoqué, et c'est une dimension majeure de la modernité, la révolte du fils contre le père, le meurtre inlassablement répété de celui-ci, jusqu'à ce que tout devienne horizontal et qu'un monde d'orphelins se mette à rechercher une paternité autre.
Peut-être donc le temps est-il venu de réinventer la paternité à la lumière de la révélation dévoilant le mystère du Père qui ne tue pas le Fils, les fils, mais les ressuscite en leur communiquant l'Esprit de vie, et donc une liberté créatrice.
Car l'homme est le seul animal - et c'est pourquoi sans doute il dépasse l'animalité - qui puisse n'être pas seulement, géniteur d'un instant mais père présent, patient et fidèle.
Les exigences d'une paternité renouvelée sont fondamentalement sacrificielles. L'amour de l'homme et de la femme comporte (devrait comporter) une certaine réciprocité. L'amour du père pour l'enfant doit refuser toute tentation possessive, tout désir de faire de l'enfant une sorte de reflet amélioré où les échecs du père trouveraient compensation et revanche. L'amour du père pour l'enfant est traversé de solitude, car il faudra longtemps pour que l'enfant puisse devenir son ami, et, s'il le devient, c'est au moment où, nécessairement, il le quittera. Seule la prière peut combler cette solitude et, autant qu'il est possible, la transfigurer en intercession. La paternité s'exerce par l'autorité, une autorité longtemps exigeante dont l'enfant a besoin pour s'affirmer, à la fois en s'opposant au père puis en l'intériorisant. Le père n'est pas celui qui évite à l'enfant épreuves et obstacles, mais celui qui sait les ménager pour qu'ils n'écrasent pas mais fassent grandir, comme autant d'étapes initiatiques. Contrainte analogue à celle du jardinier qui taille l'arbre pour qu'il porte fruit. L'autorité paternelle, pour ne pas humilier mais engendrer spirituellement (le géniteur engendre physiquement, le père spirituellement) doit se fonder sur (et peu à peu se fondre dans) une présence, un respect, un exemple. C'est dire qu'il n'y a pas de paternité sans transcendance. Le père ne peut être tel que s'il témoigne du sens, s'il dit la mort inéluctable et les chemins qui permettront de la traverser, s'il fait comprendre l'altérité de soi, celle de l'autre, et donc la "distinction" (dans tous les sens du terme) et par elle la possibilité de la vraie rencontre. Par là, il arrache l'enfant à la tentation de l'inceste avec la mère, ce refus, justement, d'affronter le temps, la mort, le sens difficile, l'autre. Car l'homme n'est pas seulement l'animal qui peut être père, qui doit avoir un père (que celui-ci soit le géniteur ou non : il est des substitutions providentielles...) ; c'est aussi le seul animal qui sache qu'il mourra, le seul aussi à connaître le tabou de l'inceste. On pourrait avancer, par une approximation presque caricaturale, que le père dit la distance de Dieu, donc de l'autre, tandis que la mère témoigne de leur proximité. Le père sans la mère ne pourrait dire que la séparation. La mère sans le père ne pourrait dire que la fusion. Ensemble ils ouvrent à l'enfant les voies de la communion. Le père déchire la vie pour les indispensables ruptures de niveau. La mère bénit la vie, assure sa fécondité...
L'homme qui n'a pas connu une véritable présence paternelle a quelque mal à comprendre la transcendance du Dieu personnel. D'où, à notre époque d'orphelins, la montée des religions asiatiques qui, du moins ici (là-bas, il faudrait voir), deviennent nostalgie d'absorption au sein d'une divinité femelle. Une humanité privée de toute dimension paternelle deviendrait une étrange espèce animale : la bestialo-humanité au lieu de la divino-humanité... Il suffit de lire le début de l'Épître aux Romains pour voir le lien que l'apôtre établit entre l'oubli de Dieu et de la paternité, le narcissisme, l'indécision sur le sexe (homosexualité ou pédophilie), en définitive l'idolâtrie... Il est vrai que les jeux ne sont jamais faits, que Dieu se moque des déterminismes psychologiques et vient nous chercher dans notre enfer, que l'homme le plus abandonné peut rencontrer un véritable père spirituel... Dieu nous donne des pères spirituels, et surtout ceux qui ne savent pas qu'ils le sont !
Dieu nous donne des hommes d'ascèse et de rayonnement. Car viendra un moment, l'enfant ayant grandi, où seul l'être silencieux du père pourra témoigner. C'est la « passion » du père, sa voix propre, que de laisser, le temps venu son fils assumer seul le risque et la souffrance. En ces heures, il ne peut être que prière et présence offerte, avec la plus grande discrétion, avec la plus grande intuition aussi car l'adolescent lancera peut-être vers lui des appels maladroits, incohérents, amorce d'une amitié nouvelle, entre adultes, mais sans égalité, le fils ou la fille, reste protégé par une grande épaisseur de temps, tandis que le père connaît la proximité de la mort... Toujours l'avance, on le voit.
Le père mourra. Le fils à son tour deviendra père. Alors peut-être il comprendra ce qu'il doit à son propre père. Ainsi se succèdent les générations comme une noria où l'eau se déverse dans un seul seau, la tendresse du père pour son fils devenant non point tendresse en retour, mais celle du fils pour ses propres enfants. Il y a beaucoup de boue dans les godets de la noria, il y a beaucoup de boue dans nos vies de fils et de pères. La noria peut sembler à certains, à beaucoup, ne charrier que des eaux de mort, sous un ciel vide. Les pères continuent de tuer leur fils, les fils leur père. Plus que Freud, il faut relire Dostoïevsky, Les Karamazov : « Qui n'a jamais eu le désir de tuer son père ? » « Une vipère mange une autre vipère, c'est leur sort à tous deux », père et fils.
On mesure la responsabilité des chrétiens. Car le mystère de la paternité vivifiante leur est confié (aux juifs aussi, mais d'une manière moins radicale). Dans la communion des saints, la noria des générations, à travers la boue et le sang, laisse ruisseler l'eau de la tendresse et, miracle, elle coule dans les deux sens : en Christ, ce Fils qui non seulement vient du Père, mais retourne à lui et devient adulte dans son humanité non parce qu'il le quitte mais justement parce qu'il ne le quitte pas, en Christ Dieu « ramène le cœur des pères vers les fils et le cœur des fils vers leurs pères » (Mat. 3,24). Il n'est pas de plus grande joie.                                                                     

Olivier Clément

(Contacts. Revue Française de l'Orthodoxie,  n° 190, 2000, 107-114)

 

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Fausto Ferrari

Religioso Marista
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