Il est assez habituel de dire que la Bible est née de l'Exil babylonien. S'il semble certain aujourd'hui que l'écriture biblique a constitué pour une part une réponse à la. crise identitaire née de l'Exil, quand Israël se trouvait privé de sa terre, de son Temple et de son roi, il n'est cependant pas certain que toute son écriture soit née en terre de Babylone. Pour nombre d'auteurs, l'historiographie deutéronomiste a plutôt vu le jour en Judée, au sein de groupes de scribes qui ne furent pas déportés après la chute de Jérusalem. La Bible est sans doute davantage «née en Juda» qu'à Babylone.
Par ailleurs, s'il fallait mettre une signature au bas du livre des Rois, c'est bien celle des scribes judéens qui viendrait tout naturellement. Le point de vue particulariste du récit est évident.
Un récit centré sur le Temple
Pour le dire d'un mot, le livre des Rois - comme celui de Samuel adopte un point de vue qui reste centré sur Jérusalem et son Temple. Voilà qui explique le long récit de 1 Rois 12 (voir Biblia n. 57) qui rapporte comment les tribus du Nord se sont détachées de Juda pour former, autour du rebelle Jéroboam, le royaume d'Israël. Le livre en parle comme du «péché de Jéroboam» qui a détourné la plus grande part d'Israël du Temple et du roi davidide légitime. Un tel péché est mentionné dans tous les jugements critiques qui concluent les règnes des rois israélites. Quelle que soit leur piété personnelle - car le royaume du Nord a connu aussi ses «bons» rois -, tous sont coupables de ce long schisme.
L'évaluation critique qui accompagne la chute de Samarie (2 R 17, 7-23) revient longuement sur le fait, accusant Israël d'avoir cédé aux cultes idolâtres en sacrifiant sur les hauts lieux (voir Biblia n. 57). Un tel point de vue se retrouve, renforcé, à propos de chacun des rois de Juda: a-t-il agi comme David qui marcha selon les voies de YHWH, et a-t-il ou non sacrifié sur les hauts lieux? À nouveau, le Temple demeure la figure centrale du livre puisque c'est par rapport à lui qu'on est jugé comme un «bon» ou un «mauvais» roi.
Entre l'historien et le rédacteur biblique
Avouons-le: de tels critères déconcertent un peu le lecteur d'aujourd'hui. Pourquoi est-on meilleur roi si l'on a sacrifié de plus juste manière à Jérusalem? Ézéchias ne s'est-il pas montré aventureux en provoquant l'Assyrien par son alliance avec le roi rebelle de Babylone (2 R 20, 12-19)? Josias ne s'est-il pas conduit en fanatique zélé en détruisant tous les sanctuaires de son royaume au profit du seul Temple de Jérusalem (2 R 23,4-14)? À l'inverse, n'était-ce pas un bon calcul politique de la part d'Achaz que de faire appel au roi d'Assyrie pour libérer Jérusalem de la pression araméenne (2 R 16, 5-9)? Et n'était-ce pas sagesse que de se soumettre au pouvoir assyrien, comme le fit Manassé en son temps, au lieu de se risquer dans quelque aventure? Mais tel n'est pas l'avis du livre des Rois qui préfère au long règne pacifique de Manassé la brièveté tragique du règne de Josias!
Comment comprendre alors un tel point de vue? À distance de la reconstruction que pourrait entreprendre l'historien contemporain, le théologien biblique construit le réel autour du Temple. À bien y regarder, les péripéties qu'il retient pour Juda ont surtout affaire au Temple: ainsi, quand Roboam livre au pharaon Sheshonq les trésors du Temple pour desserrer l'étreinte égyptienne autour de Jérusalem (1 R 14, 25-28), ou quand Joas, installé sur le trône après dix années d'usurpation, décide de réparer le sanctuaire délaissé au temps d'Athalie (2 R 12, 5-17). Il n'est pas jusqu'à l'impie Achaz dont on rapporte longuement les activités liées au Temple: la construction d'un nouvel autel sur le modèle des autels « païens » (2 R 16, 10-18). Le reste des hauts-faits de chaque règne - guerres, alliances politiques, activités commerciales, etc. - ne relève souvent que de la sèche chronique («il y eut guerre entre X et Y»), comme si cela n'intéressait pas l'auteur du livre qui renvoie alors le lecteur aux annales officielles. De ce point de vue, le livre des Rois est surtout - du moins en ce qui concerne Juda - une histoire du Temple, de sa construction par Salomon à sa destruction par les armées de Babylone (2 R 25, 9.13-17), à la suite de quoi «Juda fut déporté loin de sa terre» (2 R 25, 21).
Restaurer et rassembler Israël
Ce dernier trait livre le ressort secret du livre qui est tout à la fois de reconstruire le Temple et de restaurer Juda dans sa terre. Si l'histoire est dépeinte de façon si tragique, c'est qu'elle doit servir tout à la fois de leçon et d'avertissement. Écrit en fonction de la restauration à venir, le livre des Rois sert à exorciser les «fantômes» du passé. Il convient d'imiter en tout la conduite de David - ce que fit Josias, le grand réformateur du Temple - et s'éloigner à jamais du péché de Manassé, qui fit perdre tout droit à la possession de la terre. Il ne s'agit donc pas d'une histoire «objective» (si tant est que celle-ci puisse exister), mais d'une histoire théologiquement orientée vers la restauration d'Israël en sa terre. La lecture publique que fait Josias du livre de la Loi retrouvé dans le Temple (2 R 22, 1-3) anticipe sur la lecture solennelle par Esdras devant l'assemblée d'Israël (Ne 8). L'une et l'autre ouvrent à Israël les chemins de son histoire éternelle, par-delà les ombres et malheurs d'un passé révolu. Dès lors, la boucle est bouclée, puisque cette longue histoire avait aussi commencé par une lecture du livre de la Loi, celle de Josué au cœur de la conquête de la terre (voir Jos 8, 32-35, Biblia n. 51). En définitive, toute l'histoire d'Israël est dominée par la Torah qui la fonde et la maintient vivante à travers les siècles.
Philippe Abadie
(Biblia n. 58, pp. 6-9)