Sabato, 02 Luglio 2011 17:46

Corps et esprit. Approche d'éthique fondamentale (Michel Demaison, o.p.)

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Corps et esprit: c'est sans doute la pire manière de poser une problématique en anthropologie, surtout lorsque le sous-titre indique: approche d'éthique fondamentale.

 

Cette formulation, je l'ai acceptée telle qu'elle a été libellée, et je traiterai le thème en montrant d'abord où sa logique conduit. J'illustrerai cet itinéraire sur le canevas d'une descente aux enfers (plus du côté du mythe d'Orphée que du poème de Dante). Nous aurons à en traverser seulement quatre cercles avant de tenter une remontée.

 

 

La descente

Premier cercle

Dire « corps et esprit » impose un point de départ et dessine un horizon indépassable dont l'expérience et l'histoire de la pensée montrent qu'on ne pourra plus se défaire. Les mots ont leur poids: qu'on le veuille ou non, parler de corps et d'esprit, c'est désigner deux « choses » pleinement constituées, « deux substances, l'étendue et la pensée », insistait Descartes, et qu'on n'en finit plus ensuite d'essayer de réunir.

Du point de vue anthropologique et éthique, le dualisme affirmé comme le cadre dans lequel la condition humaine doit être réfléchie empêche que la question, l'énigme, posée par l'être que nous sommes puisse jamais venir se reposer autrement. C'est la rivière sans retour.

Deuxième cercle

S'il n'y a pas de retour, peut-être existe-t-il un moyen d'échapper au courant. C'est ce qui se présente, avec ou sans le nom, sous la forme du monisme. II en est de plusieurs types qui habitent des systèmes et des pratiques de notre époque, comme ils l'ont fait depuis que l'humanité réfléchit. Le monisme le plus répandu et le plus efficace aujourd'hui est celui qu'installe le rationalisme des technosciences. S'il se justifie au titre de la méthode scientifique (par exemple, en ses procédures réductionnistes), il est rare qu'il s'en tienne à cet aspect seulement procédural. II n'est d'ailleurs pas l'apanage des sciences dites exactes, mais imprègne assez largement les sciences du vivant et les sciences humaines. C'est dans ce dernier champ qu'il accuse plus nettement ses limites.

La forme de pensée moniste (1) ne s'exprime pas uniquement en des systématisations matérialistes, elle s'exerce aussi du côté des idéalismes: ainsi, quand on tend à ramener la corporéité à une simple dimension ou production de la subjectivité, ou à interpréter le sujet comme un pur effet du langage. La question revient alors: est-il possible de vivre, de mener concrètement sa vie humaine de tous les jours, sous cet unique horizon « je ne suis réellement que matière vivante ou structure langagière » ? Car la validité d'une éthique réside dans la capacité qu'elle donne ou non de se comprendre et de vivre en être humain.

La dichotomie existentielle si fréquente chez les scientifiques entre leurs positions portant sur leur champ de recherche et celles qui concernent leur vie quotidienne, leurs relations, leurs engagements, en témoigne a contrario.

La difficulté soulevée par les monismes, comme par les dualismes, est celle de l'altérité: existe-t-il autre chose que des corps, machines à désirer et à parler, autre chose qui ne finirait pas par être absorbable dans de la matière, fût-elle extrêmement complexe, ou dans des structures formelles ? Et s'il y a bien autre chose, est-on contraint de le poser selon un schéma dualiste ? Sinon, quelle relation établir entre l'un et l'autre?

Troisième cercle

Si la question de la relation se pose, c'est parce que, dans l'héritage dualiste que nous recevons de la culture occidentale, il ne s'agit pas seulement d'une coexistence pacifique entre deux principes ou deux domaines autonomes, juxtaposés, incommunicables, mais d'une cohabitation conflictuelle. Matière et esprit, corps et âme, revendiquent tour à tour leur zone d'influence, leur prééminence, ce qu'ils veulent préserver comme non négociable, même s'ils se font des concessions temporaires; et surtout, qu'on le veuille ou non, vient un moment où émergent des jugements de valeur sur leurs prestations respectives, et donc la question du bien et du mal. S'il n'y avait pas tout cela, on n'aurait plus affaire à des humains mais à des robots ou à des animaux. Énoncer sereinement le couple corps et âme, c'est annoncer des orages, des souffrances, des prises de pouvoir, des perfidies réciproques. De Platon à Kant, pour s'en tenir à la tradition philosophique, l'histoire de ce couple est davantage un duel qu'une alliance harmonieuse.

Quatrième cercle

Le quatrième cercle nous pousse vers ce centre que la modernité, et avec un regain de virulence, me semble-t-il, depuis une ou deux décennies, du moins en France, désigne comme le foyer principal des effets destructeurs du dualisme entre le corps et l'esprit: j'ai nommé le christianisme, plus précisément en sa confession catholique. Ce n'est pas tellement le dualisme comme forme de pensée qui suscite ces réactions passionnées, car il ne serait pas difficile de le trouver à l'œuvre chez celles-ci aussi, tant il est malaisé de lui échapper ; ce sont les implications éthiques que l'Église est censée développer à partir de lui - autrement dit, là où ça nous touche vitalement -, qui sont dénoncées comme répressives, antihumaines, mortifères, et - c'est un comble - qu'on continue encore de subir après deux siècles de progrès des Lumières.

La chose est trop connue pour que je m'y attarde, mais je la signale parce qu'elle est l'un des effets socioculturels massifs de la problématique induite par le duo corps et esprit. Et c'est l'une des raisons, plus conjoncturelle que fondamentale, pour tenter l'effort d'en sortir ou plutôt de ne pas y entrer. Je vais le faire en remontant les quatre cercles descendus, selon l'ordre inverse. L'aimantation positive sera, espérons-le, assez puissante pour nous empêcher de nous retourner et pour nous arracher à l'attraction du « tout est un» (Héraclite) ou du dualisme ontologique et anthropologique.

La remontée

Le christianisme

Il faudrait faire ici une évaluation, à la fois historique et théologique, du rôle et de la responsabilité du christianisme en ses diverses confessions quant au mépris du corps. Je donne succinctement la ligne directrice de ma lecture. Religion de l'incarnation, le destin ou la vocation du christianisme est de se réaliser selon une dynamique d'incarnation. C'est la plus risquée, comme on le voit avec Jésus lui-même. Cependant, le risque pour les Églises et les chrétiens est différent, voire inverse, de celui que le Christ accepta de courir: c'est celui de se soumettre aux « éléments du monde» (saint Paul) en voulant les assumer pour les sauver. Sur notre thème, le risque est de reprendre, sans recul critique, les schémas mentaux, psychiques et culturels qui entraînent dans le sens du dualisme, de ne pas faire l'effort de les repenser et de les subvertir à la lumière de la nouveauté biblique. Certes, il a toujours existé des personnages et des courants chrétiens pour résister aux conséquences éthiques et spirituelles de cette fausse opposition, sans toujours pouvoir s'imposer. Mais surtout, il est important de le souligner, si d'abondantes productions patristiques et postérieures ont accueilli certaines philosophies grecques de facture dualiste comme les meilleures possibles ou les moins impropres, la résistance a été nette, ferme et définitive dans les prises de position dogmatiques, en particulier celles qui exprimèrent le fondement de la foi. Rappelons les quatre points cardinaux qui invalident tout dualisme théologique, philosophique et éthique:

· la création est bonne, voulue par Dieu en ses réalités matérielles et corporelles aussi;

· Jésus, Fils de Dieu, assume en son corps et en son âme notre humanité historique;

· le salut, inauguré dans le Christ ressuscité, s'accomplit par la résurrection de la chair;

· le réalisme sacramentaire dispose des éléments matériels, sensibles, pour signifier 1e don de la grâce

Autant de thèses incompréhensibles, parfois scandaleuses, aux yeux des païens de l'Antiquité, et sans doute encore maintenant, quand ce n'est pas aux yeux de chrétiens.

L'éthique chrétienne

Endosser l'héritage des relations mouvantes et souvent conflictuelles entre le corps et l'âme, est-ce la tâche d'une éthique chrétienne ? Je crois discerner ici un malentendu portant sur la nature du conflit. Revenons au donné doctrinal, que je viens de résumer, mais aussi moral, spirituel, pastoral et même juridique, en le référant à ses sources scripturaires comme il convient en théologie : où se situent les vraies oppositions? où est le combat? Non pas entre l'âme et le corps, mais entre l'esprit (qui n'est pas l'âme) et la chair (qui n'est pas le corps), c'est-à-dire entre le fait de se conduire « selon le monde » et le choix de « vivre en Christ », entre le mensonge et la vérité, entre la mort et la vie (Deutéronome 30, 19). Il faudrait évidemment replacer chacun de ces termes dans les divers contextes bibliques d'où ils sont tirés. Mais il reste qu'à aucun moment il ne s'agit d'une opposition entre notre corps matériel, organique, et le principe spirituel qui en fait un corps humain vivant. Il s'agit de ce combat existentiel, moral, mystique, qui est immanent à notre être pris en sa réalité globale, à la fois unique et discordante. En effet, cette unité ne le fait pas un (au sens où il ne serait que corps ou qu'esprit) parce qu'il est divisé, et pourtant pas deux non plus, parce que alors il n'y aurait plus un seul vrai sujet, irremplaçable, unique par l'union de ce corps-ci et de cette âme-ci. Telle est la condition humaine, là où chacun vit son histoire en relation avec toutes les autres.

Pour esquisser une hypothèse d'interprétation du fameux mépris chrétien du corps, je dirai d'abord qu'il exprime une tentation permanente, celle de la facilité, quand il faut trouver un responsable au mal, et il est inévitable qu'on lui cède à un moment ou à un autre. Mais surtout, ce qui est beaucoup plus décisif, la résurgence périodique de multiples formes de ce mépris doit être lue comme une protestation attestant l'inséparabilité du corps et de l'âme. Du moment qu'il est impensable que la doctrine chrétienne puisse mettre la cause du mal moral dans la matière, dans le corps organique, c'est donc que l'unité entre celui-ci et l'esprit, seul sujet possible de la faute, est à ce point réelle, indéfectible, efficace, qu'on peut attribuer à un seul des deux termes le lieu où se concrétise ce mal qu'est le péché, étant entendu qu'il a sa source dans la liberté. Il faut, certes, être conscient des risques de dérapage que contient une telle attribution simplificatrice. Mais si, accompagnant celle-ci, le cortège d'interdits, de pénitences, de renoncements, devait être présenté et compris comme ce qu'il faut faire pour expier parce que la chair accusée serait le siège du péché, cela reviendrait à mépriser bien davantage l'esprit puisqu'on lui dénierait ainsi toute responsabilité, toute imputabilité, en un mot toute dignité éthique. On adopterait alors une position de type gnostique ou manichéenne directement contraire à l'essentiel du message chrétien.

Monisme et dualisme

Existe-t-il une autre solution que le monisme, une autre alternative au dualisme anthropologique et éthique? Je pense que le christianisme ouvre la voie pour élaborer une anthropologie non dualiste et une éthique en cohérence avec celle-ci. Elles sont forcément laborieuses, menacées, instables. Pourquoi? Parce que tout ce qui ressortit au mouvement d'incarnation entraîne résistances et ambiguïtés à l'interne (il faut en permanence procéder par essais et échecs, approximations, réajustements, si on veut rester au plus près du réel), incompréhensions et refus quand on le regarde de l'extérieur. C'est au milieu de ces tentatives et de ces critiques que le mouvement se fraie un chemin vers sa vérité; une vérité non pas conceptuelle d'abord, mais pratique puisqu'il s'agit d'incarnation, d'acte qui prend corps, d'événement qui engage un sujet. L'incarnation est conversion jamais achevée.

Pourtant il faut aussi que ce mouvement s'efforce vers une parole discursive : il n'y a pas d'acte humain qui ne soit, à un moment ou à un autre de sa trajectoire, parole agie {dabar}. Comment amorcer cet effort pour y voir clair, en se risquant à des formulations ? Je prends mon élan chez saint Augustin:

La façon dont l'esprit est uni au corps ne peut être comprise par l'homme, et cependant c'est l'homme même (La Cité de Dieu, XXI, 10). 

Pascal le traduit ainsi:

L'homme est à lui-même le plus prodigieux objet de la nature; car il ne peut concevoir ce que c'est que corps, et encore moins ce que c'est qu'esprit, et encore moins qu'aucune chose comme un corps peut être uni avec un esprit. C'est là le comble de ses difficultés, et cependant c'est son propre être (Pensées, Pléiade, p. II II-II 12).

Faut-il lire ici une position dualiste ? Certainement pas. Les deux auteurs chrétiens posent la question qui reste à penser, indéfiniment : comment un seul et même être peut-il être fait de l'union d'un corps et d'un esprit ? L'unité est première, indiscutable, indépassable. Mais elle est incompréhensible parce que l'être que nous sommes est traversé par une dualité irréductible, marqué par une altérité qui est constitutive de sa nature humaine. Peut-être cette altérité première est-elle la condition de possibilité de toutes les expériences de l'altérité qui nous font devenir ce que nous sommes.

Je viens de distinguer dualité et dualisme, non par un tour de passe-passe sémantique, mais pour tenter de rendre compte d'une réalité complexe. Le terme « dualité » désigne un fait qui s'impose dès l'instant qu'un sujet parle, c'est-à-dire prend conscience de lui-même, peut dire « moi, je », « c'est moi », « me voici » (articulant nominatif et accusatif). Ce fait restera toujours à interpréter. Le dualisme, quant à lui, prend appui sur cette expérience fondatrice pour en figer les deux éléments en des essences ou en des réalités substantielles, pour la systématiser en une théorie explicative et pour en tirer des conséquences pratiques dans la conduite de la vie personnelle et collective.

Je dis donc d'un mot dans quelle ligne il me semble fécond de chercher une voie tierce entre dualisme et monisme. Celle-ci s'ouvre si on reconnaît la division du sujet, celle qu'instaure le langage (dans l'écoute comme dans la prise de parole) et qui traverse chaque être parlant tout autrement que la séparation du corps et de l'esprit en substances hétérogènes. Cette coupure (faille, fissure, fêlure, fente et refente, etc., la psychanalyse ne manque pas de vocabulaire pour en donner l'idée) fait que je parle, précisément parce que je ne coïncide pas avec moi-même, et elle s'effectue dans l'acte même de parler, tenant l'écart qui me garde de l'autisme. La non-coïncidence du sujet ainsi conçue, loin d'en faire deux, lui est immanente et lui permet d'être un sujet. En situant ici l'origine de la capacité de penser, c'est-à-dire de réfléchir, de vouloir, d'agir librement, on y trouvera aussi la condition pour que le bien et le mal moral puissent apparaître. En effet, cette faille rend possibles la faillibilité, la susceptibilité d'être tenté et de choisir éventuellement contre son bien. Si le corps intervient dans cette affaire, c'est seulement dans la mesure où il est tout entier habité par une âme qui seule fait de lui un corps humain. Il y a du langage et du désir en tout ce qui advient au corps vivant, il y a du charnel en toute pensée et en tout vouloir. 

En Christ, la réalisation ultime de notre vie

Corps et esprit: avons-nous remonté la pente assez haut pour sortir d'une problématique déclarée fatale au début? De toute façon, l'enjeu n'est pas tant d'en bien discourir que de vivre en vérité notre condition d'esprits incarnés. Un au moins l'a fait, le Christ. Sommes-nous assez éveillés, ou assez enfants au sens de l'Évangile, pour mesurer ce qu'a de stupéfiant, si elle n'est pas délirante, sa parole: «Ceci est mon corps »?

Remarquons d'abord qu'il ne dit pas « ceci est mon esprit, ma force, mon énergie », ce que, à la limite, chacun pourrait dire par défi ou par inconscience, puisque c'est invérifiable, infalsifiable. Non, il dit:              « Ceci est mon corps qui sera livré pour vous. » Non pas un élément matériel qui viendrait représenter, doubler, sa réalité phénoménale, mais celle-ci prise en toutes ses dimensions, charnelle, historique, spirituelle, divine, qui sont en lui inséparables. Ensuite, ce qu'il désigne ainsi, il ne l'énonce pas à la manière de l'ange de l'Annonciation, ou de la voix venue du ciel au Baptême et à la Transfiguration, trois

paroles constitutives de la geste de Jésus, mais dites par un autre. Ce sont ses mains de chair qui prennent et partagent le pain, sa voix charnelle qui déclare ce qu'est ce pain: son propre corps, lui-même. Il accomplit ainsi la réalité de son humanité dans l'acte de se donner une fois pour toutes, dans l'action de grâce (eucharistie) d'abord, puis dans le sacrifice de la Croix.

Je vois ici une indication selon laquelle le corps humain ne se réduit jamais à ses données biologiques, ni aux projections imaginaires, qu'elles émanent de soi-même (les imago) ou des autres. Il n'est rien sans les premières et les secondes, mais il est aussi bien autre chose ; il est ici et maintenant, mais pas seulement ici et maintenant. Il est soi tout en étant autre. C'est pourquoi la parole de Jésus: « C'est à moi que vous l'avez fait », dans la parabole du Jugement dernier que Matthieu situe immédiatement avant le récit de la Passion, est à prendre en un sens aussi réaliste que celle de la Cène. Elles sont à entendre à l'unisson et à comprendre l'une par l'autre: leur réalisme, c'est-à-dire leur vérité, se fonde sur la personne du Fils qui seul peut les prononcer sans nous tromper. Et si nous confessons la résurrection de la chair, en essayant de nous défaire de toute pseudo-explication biologique et de toute représentation imaginaire, c'est parce qu'une troisième parole de Jésus doit être écoutée en connexion avec les deux précédentes:                « Qui croit en moi, je le ressusciterai au dernier jour » (Jean 6,40). C'est en lui que nous tenons la réalisation ultime de notre vie tant corporelle que spirituelle. 

Éclairage pour le débat éthique actuel

Ce n'est un secret pour personne que l'éthique catholique est aujourd'hui en procès. Elle l'est sur des points décisifs mis en avant par ce qu'on appelle la modernité; en particulier, il lui est fait grief soit de déconsidérer, soit de survaloriser la dimension charnelle de la condition humaine. Nous sommes donc au cœur de la question ici discutée, et nous percevons les effets récurrents de la difficulté de penser les rapports de l'esprit et du corps, et surtout d'en rendre crédibles les implications pratiques.

Sans développer, je rappelle les principaux lieux où il y a matière à procès, et qui sont précisément ceux où ces rapports se nouent et se tendent de manière plus problématique. Voici comment ces griefs peuvent se formuler:

- une telle valeur et signification sont accordées au corps qu'elles confinent à des formes de matérialisme, de biologisme : cela se vérifie particulièrement à propos de la procréation et de la nature de l'embryon. Pourquoi faudrait-il respecter chaque vie humaine dès la fécondation comme étant celle d'une personne ?

- la hantise que la puissance de la libido (désir sexuel) ne se dégrade en animalité ou ne soit exaltée en expérience quasi divine rend la volonté de maîtrise de soi obsessionnelle et pathogène. Comment peut-on alors donner toute leur place à la quête et au partage du plaisir qui sont essentiels à l'amour ?

- le respect presque fétichiste d'une existence qui s'éteint interdit d'en anticiper la fin par un geste euthanasique. Les derniers signaux physiologiques de la vie doivent-ils être tenus pour des critères rappelant jusqu'où doit aller le respect de la personne ?

- face à des souffrances et à des infirmités invalidantes actuelles ou prévisibles (par exemple, dans un diagnostic prénatal grave), est proposée l'acceptation avec des explications théologiques et spirituelles souvent reçues comme doloristes ou expiatoires. Souffrir est-il le contraire de vivre, ou faut-il admettre que la destinée humaine est vulnérable et mortelle, marquée par une finitude qui ne va pas sans effets douloureux ? 

Chacune de ces mises en cause réclamerait une analyse spécifique. Mon objectif est seulement de dégager quelques points qui me semblent cohérents avec l'anthropologie présentée plus haut.

Ils ne prétendent pas apporter des solutions toutes faites, mais un éclairage, ni facultatif ni exclusif, à partir duquel elles seraient à élaborer.

Le premier commande tout le reste: l'union des composantes corporelle et spirituelle constitue la personne en son unité substantielle et relationnelle. C'est à celle-ci que s'applique l'impératif de respect, parce que c'est elle qui possède une dignité inamissible ; la dignité qualifie inséparablement le corps et la dimension spirituelle qui fait du corps une réalité intégralement humaine, donc spirituelle elle aussi. L'image de Dieu dont parle l'Écriture désigne l'être humain, chair et souffle, matière et esprit, ne formant qu'une seule et même créature. De là, suivent deux conséquences :

· Qui touche le corps touche l'âme ou, si l'on préfère, le sujet lui-même, et réciproquement on ne peut toucher l'âme, y compris par la parole, sans toucher le corps sensible. Il n'existe pas de relation ineffable d'âme à âme. Les conséquences sont décisives en éthique médicale, entre autres.

· Les relations avec le corps d'autrui et avec le sien propre ne sont pas réductibles à un droit de propriété (« mon corps m'appartient ») ou à un lien utilitaire, ludique, érotique (« j'en fais ce que je veux »). Mais elles restent complexes parce qu'elles comportent aussi un aspect de possession, d'usage et de jouissance (en sa double acception, sensible et juridique) venant de la matérialité, donc de l'extériorité, du corps par rapport à son « autre » spirituel.

Le second principe développe un autre aspect de l'unité substantielle de l'être humain: ce qui est engendré par un homme et une femme ne peut être, à quelque moment de sa vie, qu'un être humain, homme ou femme. Un être humain: l'affirmation concerne le respect dû à chacun du début de son existence jusqu'à son terme ; elle est et elle sera l'objet de vives controverses. Mais dans un avenir proche, ces difficultés éthiques redoubleront à propos du statut d'organismes viables produits à partir de cellules humaines, hors reproduction bisexuée, selon diverses techniques de clonage. Homme ou femme: l'affirmation fait de la différence sexuelle une dimension constitutive de l'identité, corporelle, psychique et spirituelle, de la personne. C'est contesté et ce le sera de plus en plus frontalement, avec les retombées concrètes que l'on sait.

Comme le second principe s'appuie sur l'union d'un homme et d'une femme, une autre conséquence s'ensuit: nécessairement engendré par deux autres, tout sujet est ipso facto inscrit dans le corps social, non au titre d'une circonstance ajoutée après coup, mais par une détermination affectant son être même, donc essentielle. C'est parce que nous sommes indissociablement corps et esprit que nous sommes tous solidaires dans la même et unique humanité; et c'est en tant qu'engendré et éduqué comme membre de celle-ci que chacun est une personne unique avec sa destinée irremplaçable. Être sujet en soi-même et devenir sujet par autrui se conditionnent réciproquement : l'enjeu est le même, naître.

Le corps spirituel du Christ 

Les significations et les orientations que nous donnons à notre existence singulière - notre agir moral - ne sont ni détachables de la réalité charnelle que nous sommes, ni inscrites univoquement en elle comme dans un livre. Elles sont à décrypter, à interpréter, à transformer, parfois à abandonner pour en découvrir d'autres à travers les événements et les rencontres. Ce chantier n'est pas clos, il ne le sera jamais. Il est coextensif à chaque existence puisqu'il restera toujours incompréhensible que l'homme soit corps et esprit; or, c'est ce qu'il lui est donné d'être et ce qu'il est appelé à devenir. De cette merveille de la création, plus merveilleuse encore est l'ultime vocation: ressusciter comme membre du corps spirituel du Christ. 

Michel Demaison, o.p.

(1) Monisme: doctrine selon la quelle tout ce qui est se ramène, sous les apparences de la multiplicité,  à une seule réalité fondamentale.

 

(La vie spirituelle,  n. 776, mai 2008, p.221)

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Fausto Ferrari

Religioso Marista
Area Formazione ed Area Ecumene; Rubriche Dialoghi, Conoscere l'Ebraismo, Schegge, Input

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